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Notre lecture

Ton absence n’est que ténèbres

Au début du livre, un homme est assis dans une église perdue dans les bords de l’Ouest de l’Islande. Il ne sait pas comment il est arrivé là, ni pourquoi. Il a perdu ses repères. Alors qu’il découvre l’inscription « Ton absence n’est que ténèbres » gravée sur une tombe du cimetière local, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l’amener chez sa sœur patronne du seul hôtel des environs. L’homme découvre alors que tout le monde le connaît, il n’est pas perdu, mais amnésique. Il n’a aucun souvenir de personne, que ce soit de Soley, la propriétaire de l’hôtel, de sa sœur Runa, ou d’Aldis, leur mère tant regrettée. Peu à peu (et c’est tout l’art de ce livre monumental de six cents pages),se déploient différents récits, retour d’une mémoire perdue ? J.K. Stefánsson mêle avec poésie et sensibilité mais sans sensiblerie le présent (facile à identifier : portables, voitures, l’hôtel) et le passé (rustique, dont tout une partie au XIXe siècle), ces scènes étirées sur cent-vingt ans plongent dans l’histoire de cette famille, de Guðríður jusqu’à Soley et Runa — les femmes jouent un rôle important dans le roman. Paysages grandioses et tranches de « vies minuscules » sont évoqués dans ce livre à la structure fuyante mais qui revient à son fil sans que le lecteur ne le perde. 

On fait connaissance avec de nombreux couples : Haraldur et Aldis, Hafrun et Skuli, mais selon moi ce sont Pétur, le pasteur luthérien marié, et Guðríður la mère de famille paysanne qui forme la paire la plus lumineuse. C’est bien simple, je ne voulais plus les quitter, j’étais triste de finir le livre tellement il était beau. La découverte mutuelle de Guðríður et Pétur (un des passages les plus anciens du livre) est un grand moment de littérature. J’en ai eu la chair de poule. Guðríður est une paysanne modeste, mariée à Gísli, pêcheur taiseux. Ils vivent dans une maison primitive à moitié enterrée. Guðríður a écrit un article sur le rôle crucial que jouent les lombrics dans la vie du sol, sujet sur lequel elle montre une grande maîtrise ; de là, elle déduit leur importance cruciale pour l’humanité tout entière. Elle a une tête bien faite, il est aussi vraisemblable qu’elle soit belle à les faire tourner. Cet article envoyé par une autrice inconnue frappe le comité de rédaction de la revue dont fait partie Pétur qui décide d’en savoir plus sur cette mystérieuse correspondante. Le fait qu’il se déplace bouleverse Guðríður. Leur liaison, ô combien résistible, est l’une des plus belles histoires d’amour que j’ai jamais lues. Formellement, Stefánsson utilise une langue magnifique, sans s’interdire les libertés formelles : dans les dialogues, il utilise parfois une forme « théâtrale » (chaque intervention débute par le nom du personnage puis deux points citation. Ce type de narration a de nombreuses implications dans l’écriture (pas de passages descriptifs). Il multiplie dans ses chapitres les intertitres parfois d’une longueur démesurée, sur tous les tons (humour, tristesse, maximes, poésie pure) ce qui est rare dans la littérature contemporaine où le titre de chapitre est souvent considéré comme ringard. Merci Jón ! Quelqu’un qui a écrit : « Et maintenant que je t’ai vue sourire, que va-t-il advenir de moi ? » mérite notre respect et son livre le détour. 

Stéphane Rosière, 23 mai 2023