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Notre lecture

L’Homme-frère

Si ce roman autobiographique peut passer aux yeux d’un lectorat familier de l’auteure comme une somme de son œuvre, pour des yeux étrangers à son univers de paysans pauvres en Champagne pouilleuse, L’Homme-frère est une invitation panoramique à sa découverte. La scène de l’enterrement du père de la narratrice expose de manière naturaliste la tradition de la cérémonie religieuse et du rassemblement au café où la narratrice, entourée de ses deux sœurs et quatre frères aux comportements prévisibles, est entraînée dans des souvenirs plus souvent douloureux qu’heureux. Mais, peu après, la révélation du testament va faire éclater des dissensions déjà apparentes ou latentes. Si Marc, le frère aîné, conserve bien la ferme que sa famille occupait déjà, Sylvain, le benjamin en titre du livre par périphrase, n’est nullement mentionné ! Or, c’est Marc qui ouvre les hostilités en contestant une clause du testament qui le prive de son « salaire-différé » avant d’avoir acheté à vil prix l’exploitation du père. Les déchirements qui s’ensuivent se compliquent en péripéties judiciaires… Ce résumé qui présente un roman réaliste et psychologique oblitère le véritable intérêt du récit qui est le rôle de l’écriture.

Dans le premier chapitre, la véritable auteure apparaît avant de devenir narratrice non sans entretenir ensuite une certaine confusion. Animatrice dans un atelier d’écriture depuis une dizaine d’années, elle nous présente Sandra, jeune-fille des HLM dépressive, « cassée » selon sa propre expression, avec laquelle elle doit user de « douceur et de fermeté » et ne peut se permettre un échec – échec, évidemment, partagé comme si l’écriture thérapeutique de l’une engageait l’écriture romanesque de l’autre. Cette exigence sonne autant comme un avertissement qu’un préambule à un jeu d’écritures – judiciaire à travers le testament et stylistique pour le récit : dialogues arrachés à des écorchés vifs aussi bien ternes qu’étincelants, nombreuses citations de poèmes et de chansons, commentaires incisifs, descriptions lyriques du plat pays où « ici, c’est ailleurs, ailleurs, c’est ici », autrement dit nulle part, etc.

L’auteure tire une sorte de légitimité géographique et symbolique à l’égard de sa Champagne pouilleuse de l’Aube avec la référence dramaturgique récurrente au Cercle de craie caucasien de Berthold Brecht : « La géographie du passé, les paysages du passé, je les ai en moi et ne peux les retrouver qu’avec mes seuls mots sur la page d’écriture. » Cercle familial infernal où les personnages se tiraillent les uns les autres, tour à tour, pour en sortir, y rester ou y rentrer. «  La famille, c’est plein de nœuds », note dans ses travaux Sandra que l’on voit comme un double de la narratrice, version urbaine. Par des évocations succinctes, on comprend aussi que le premier roman de l’auteure, Marie-Salope ou La Jeune fille et la vie, est à l’origine de la fracture avec sa famille. On trouvera d’ailleurs l’exposition de cette brouille dans la Brûlure et son attachement à « son petit frère » ouvrier-agricole, victime des pesticides dans la Malchimie. Les lectures fondatrices de son enfance lui ont ainsi ouvert les chemins de l’imagination : « J’ai lu en de nombreux endroits de la ferme mais je n’ai jamais lu dans la plaine. J’y lisais le paysage, je lisais dans le paysage ». Ce récit expose un bilan amer en mêlant reproches et hommages à ses parents qui, écrit-elle, « seront vraiment morts lorsque je mourrai à mon tour ». A Bienne que pourra… dire le lecteur ? Ci-gît celle qui, attachée à sa terre, y retourne après lui avoir donné ses lettres de noblesse.