Pour entrer dans les romans de cet écrivain portugais, le lecteur se retrouve dans la situation d’un baigneur face à une mer démontée : s’il tente d’humidifier son corps en entrant prudemment dans les vagues, il a toute les chances de tomber, boire la tasse et abandonner… Non, il doit s’y plonger la tête la première pour tantôt lutter contre les courants, tantôt se laisser porter par ceux-ci. C’est ce à quoi invite le style époustouflant de cet auteur singulier ; il nous prend à la gorge par un flot de paroles aux phrases sans fin – ni point ; ce sont des monologues tenus alternativement par trois personnages au passé colonial angolais : la fille d’un planteur de coton et sa servante revenues à Lisbonne, un fonctionnaire sénile qui vit avec une Noire albinos muette, un colonel chargé de mater une rébellion menée par un syndicaliste, Antonio Mariano, en 1961. Chacun remue des souvenirs heureux ou malheureux des deux côtés de la mer, évoque leurs rancœurs, amitiés, rancunes, espoirs, échecs ainsi qu’ils dévoilent leur sensualité et leurs sensations devant les paysages. Leur point commun est un déséquilibre profond devant un monde perdu et un présent incertain. Ils se retrouvent telle la mer « en avant et en arrière nous dérobant ce qu’elle s’empresse de nous rendre à ce que nous avons été ». Les époques se mêlent et se révèlent par la crudité du langage envers les Africains. Le lecteur s’emploie à relier les fils de ces histoires et doit aussi, de temps en temps, accepter de les perdre au profit du plaisir de se laisser emporter avant de recomposer l’histoire, quitte à la réinventer. Le lecteur devient, dans les deux sens du terme, le dauphin du roman.